Je danse tous les jours. Plus ou moins 30 heures par semaine. Pas étonnant donc, me dit-on, que je sois souvent blessée. Toutefois, les questions qui m’intéressent aujourd’hui visent une analyse plus profonde.
Étant blessée, j’ai l’impression de subir le regard désapprobateur des autres danseurs ainsi que des enseignants. Est-ce seulement dans ma tête ou y a-t-il réellement de la désapprobation de la part des non blessés? S’il y a vraiment désapprobation, est-ce parce que les autres croient qu’il s’agit d’un prétexte pour ne pas travailler ou que je ne suis pas assez forte pour éviter les blessures? C’est possible, dans ce milieu. Et si ce n’est que dans ma tête, est-ce parce que moi-même je le vois comme un signe de faiblesse et de mauvaise qualité de danse? Ça oui, certainement! Car même s’il s’agit effectivement de désapprobation de la part des autres, le jugement le plus impitoyable vient indubitablement de moi.
Pourquoi le fait d’être blessée en danse me donne-t-il un sentiment d’infériorité et, plus bizarre encore, de culpabilité?
En effet, je constate que je m’en veux d’être blessée et de devoir arrêter de danser, même pour un temps limité. J’ai l’impression d’être lâche, de manquer mille choses et de stagner alors que tous les autres progressent. Je me sens également coupable de ne pas être utile à mes élèves, professeurs, coéquipiers et chorégraphes. C’est pourquoi, même alors que je ne suis pas totalement guérie ou que je souffre énormément, je défie la douleur. Cependant, non seulement mon mal reste-t-il latent ou s’aggrave, mais en plus, d’autres blessures se créent à force de compensation.
Cela fait maintenant un an que je mijote ces réflexions, car j’ai pris conscience de ma relation malsaine à la douleur. Le pire, dans mon cas, est que j’ai longtemps travaillé avec des gens «comme moi» qui m’ont, malgré eux, confortée dans cette maltraitance de mon corps. Ceux qui, comme moi, pensent: «tu peux marcher, tu peux donc danser!». Il s’agit de guerriers sans pitié pour leur propre corps qui voient la douleur comme un obstacle à dépasser, une épreuve qui atteste de notre valeur. Au-delà du milieu de la danse, j’en connais beaucoup qui se tuent au travail pour les mêmes raisons. Quoi qu’il en soit, c’est à force de travailler dans une telle mentalité que j’ai développé ce que j’appelle aujourd’hui «le complexe du cheval blessé».
Dans certaines contrées, un cheval n’a de valeur que pour sa capacité physique à gagner ses courses ou à contribuer activement à la ferme. Lorsqu’il est blessé ou invalidé, ce cheval est dans la plupart des cas - à regret, bien entendu - mis à mort. En effet, il coûte cher à nourrir et à soigner, en plus d’occuper une place qui pourrait être attribuée à un spécimen/individu de plus grande valeur. J’ignore ce que ressent un cheval blessé; s’il est désappointé ou s’il est soulagé de pouvoir enfin arrêter, même si c’est par la mort. Je ressens seulement le regard qui lui est jeté ainsi que sa peur face à la douleur et à l’impuissance. Son impression que ce moment sera le dernier de sa pratique.
Danser a pour moi une importance capitale aussi bien physiquement que mentalement. Je me définis, me découvre et me comprends par rapport à ma capacité à le faire. Ce, depuis aussi longtemps que je me souvienne. Je fais donc face à un énorme vide lorsque je suis forcée d’arrêter. Par contre, j’ai pendant trop longtemps imposé à mon corps mes peurs et auto-flagellations mentales sans jamais l’écouter en retour. Je l’ai trop longtemps traité comme mon cheval de course.
Je prends conscience du fait que mes blessures viennent des confrontations de longue date entre mon corps et mon cerveau qui ont chacun leurs objectifs propres et ne parviennent pas à se les communiquer dans le respect. À cette date, je veillerai à ce qu’ait lieu cette conversation à chaque fois que je veux danser et, surtout, à ce qu’aucun intrus ne vienne influer sur nos décisions concertées.
Véroushka Eugène
Petit article intéressant à lire concernant la réalité d’un cheval blessé: https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/chevaux/pourquoi-faut-il-souvent-abattre-un-cheval-victime-d-une-fracture_102915
Rédigé le 31 octobre 2018